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Entendu sur France Musique. « Le journalisme culturel est-il en danger? »

Une chronique d’Antoine Pecqueur à écouter ici.

« Pour sa dernière chronique dans Musique Matin, Antoine Pecqueur décrypte les enjeux du journalisme d’investigation dans le secteur culturel, un domaine ambigu et paradoxal où, en coulisse, l’indépendance des journalistes est actuellement menacée.

Pendant une quinzaine d’années, le journaliste Antoine Pecqueur a apporté un regard politique et économique sur l’actualité du secteur culturel et en particulier musical. Aujourd’hui, il signe sa dernière chronique pour France Musique, et nous donne sa définition du journalisme culturel, et comment il est pratiqué aujourd’hui en France. Voici la retranscription de sa chronique.

Journalisme et critique : deux métiers différents

Quand on parle journalisme et culture, on a tendance à penser aux critiques de concerts, d’expositions, de spectacles. Un genre qui passionne, qui fait débat. Le réalisateur François Truffaut disait d’ailleurs très justement que tous les Français ont deux métiers : le leur et critique de cinéma ! Mais le journalisme, c’est l’opposé de la critique. Car si l’exercice de la critique est par définition subjectif, le journaliste au contraire cherche la véracité des faits, recoupe les sources. Et au sein même de la pratique journalistique, il y a différents genres : on peut faire du décryptage, du reportage ou de l’enquête.

La culture est un domaine paradoxal, ambigu. Son économie est bien souvent mixte, à la fois public et privé. Elle est confrontée et de plus en plus à des tensions contraires : mission d’intérêt général et obligation de résultats. Sur le plan politique, et géopolitique, la culture est aussi passionnante à explorer. Avec là aussi des contradictions en permanence : le pays européen qui investit proportionnellement le plus d’argent dans la culture c’est la Hongrie de l’ultraconservateur Viktor Orban. Les pays autoritaires s’emparent plus que jamais de ce secteur, tant pour écrire ou réécrire un récit nationaliste que pour tenter d’améliorer leur image.

L’éditorialiste politique de France Télévisions, Nathalie Saint-Cricq, a récemment répondu à une question sur l’indépendance des journalistes politiques en invitant à regarder plutôt du côté des journalistes culture… Et elle n’a pas tort. On est face à un système extrêmement pernicieux. Je vous explique ces coulisses, trop peu connues de nos auditeurs. Les attaché.e.s de presse, payé.e.s par les structures culturelles, invitent les journalistes à assister à un concert, à un festival ou un enregistrement, et pour cela payent le voyage et l’hébergement. Des sommes parfois considérables quand il s’agit d’envoyer un journaliste à l’autre bout du monde. Les attaché.e.s de presse savent bien que les médias ont de moins en moins de moyens pour financer les déplacements de leurs journalistes. Et que bien souvent s’ils n’étaient pas invités, les journalistes ne pourraient aller sur place.

« Il faut à tout prix un réveil de la profession »

Mais au final, la situation pose un vrai problème éthique : comment voulez-vous qu’un journaliste puisse avoir un discours indépendant alors que son repas, son hôtel, tout a été pris en charge par la structure sur laquelle il doit écrire ? Avec aussi un effet collatéral : ce sont les structures culturelles qui ont le plus de moyens qui peuvent se permettre d’avoir le plus de couverture médiatique. A cela s’ajoutent des publi-reportages où l’institution culturelle paye carrément pour l’article. Et sans parler des partenariats donnant-donnant ; on donne de l’argent aux médias et en échange on aura une belle promotion. C’est la porosité totale entre le journalisme et la communication. On se croirait dans une république bananière. Mais ça se passe aujourd’hui en 2023 en France.

Il faut à tout prix un réveil de cette profession. A tous les niveaux : la culture doit être traité avec la même attention que l’économie, la politique ou le social. Les directions des médias doivent l’entendre. Un journaliste ne va pas faire un reportage en Biélorussie payé par le dictateur Alexandre Loukachenko. Les mêmes règles doivent s’appliquer à la culture. Sinon la couverture de ce secteur va être totalement décrédibilisé. Et les structures culturelles doivent elles aussi repenser leurs relations aux médias. Quel est leur intérêt d’avoir un papier hagiographique qu’elles ont elles-mêmes payés ? Déjà, certains lieux ne pratiquent plus la gratuité pour les journalistes et tant mieux. Tout le monde a à gagner à un assainissement des pratiques au sein du journalisme culturel : les médias comme les institutions culturelles. La liberté d’expression est un bien plus que jamais fragile. Préservons-là pour les artistes comme pour les journalistes. »

Antoine Pecqueur